Article Télérama 29/10/2021
Rideaux, châssis, meubles… Depuis 2009, l’association ArtStocK collecte des tonnes de matériaux issus du spectacle vivant, et leur offre une seconde vie dans sa recyclerie de Haute-Garonne. Sur le même modèle, d’autres lieux essaiment ailleurs en France. Il faut se perdre un instant, hésiter, faire demi-tour sur un sentier caillouteux et rebrousser chemin avant d’apercevoir, une heure vingt après avoir quitté Toulouse, l’imposante tuilerie à la façade ocre qui abrite depuis 2015 l’association ArtStocK.
Dans sa tuilerie de Blajan (Haute-Garonne), l’association ArtStocK redonne vie à des éléments de décor issus du spectacle vivant.
Une chaussure géante accueille le visiteur. Au sol, des cubes de polystyrène, des planches, palettes, tasseaux de bois sont empilés. Non loin, des morceaux de géotextile ont été regroupés – utilisé dans le BTP, ce matériau est aujourd’hui très prisé pour le jardinage ou l’aménagement paysager. « Dehors ou dedans, tout ce qui se trouve ici était destiné à la poubelle », prévient Yann Domenge, l’initiateur du projet.
L’auteur et metteur en scène Yann Domenge a fondé ArtStocK en 2009, et l’a installée en juillet 2015 à Blajan, sur le site d’une tuilerie fermée.
Ici ? À Blajan (Haute-Garonne), une petite équipe redonne vie à des éléments de décor qu’elle collecte auprès de partenaires historiques comme les théâtres parisiens du Vieux-Colombier, celui des Champs-Élysées, ou plus récemment le Châtelet et quelques musées. Qu’elle stocke, loue ou réutilise, entiers ou en pièces détachées, ne gardant parfois que la matière première. Même Louis Vuitton s’y est mis, quand l’industrie de la mode, hautement polluante, traîne encore les pieds.
Ainsi, depuis la signature d’un partenariat en 2017, ArtStocK récupère en quelques heures les 100 à 300 tonnes de déchets produits lors de son défilé de prêt-à-porter féminin, qui a lieu deux fois par an dans la Cour carrée du Louvre. Ces tuyaux de plastique vert, bleu ou rouge vif ? Ils ont servi au styliste Nicolas Ghesquière –directeur artistique des collections femme –, qui avait reconstitué pour son défilé2019/2020 l’emblématique façade du Centre Pompidou… À Blajan, ils ont été transformés en obstacles pour chevaux ou en abreuvoirs pour les bêtes. Un budget «réemploi » plutôt que « benne », qui coûte un peu plus cher à la maison de haute couture, mais n’a pas de prix en ce qui concerne l’image.
Une recyclerie de 3000 mètres carrés
À l’intérieur, on déambule au milieu de guirlandes et panneaux lumineux, de bancs et banquettes, on croise des mannequins et des statues, des masques et bibelots, on détaille les bijoux et les breloques, et même des bobines de fil intactes, sauvées de la poubelle. Rangés sur cintres, des costumes et accessoires côtoient par centaines un rideau massif en velours bleu, d’environ 15 mètres de large pour 8 de haut, vendu ici entre 5 et 7 euros le mètre.
« Le scénographe d’un grand théâtre parisien n’en voulait pas car le bleu ne correspondait pas exactement à ce qu’il cherchait », raille Alain Journet, véritable mémoire des lieux.
Même profusion au plafond, où trône un éléphant en mousse, et sur les murs : la gigantesque reproduction du panneau central du Jardin des délices, triptyque peint par Jérôme Bosch en 1504, a servi jadis de fond de scène au Théâtre des Champs-Élysées. Une salariée passe en trottinette : plus pratique pour traverser la recyclerie,qui s’étale sur presque 3 000 mètres carrés.
Les déchets issus de spectacles ou de tournées sont réutilisés par des agriculteurs voisins, l’employée d’une médiathèque, des brocanteurs professionnels, ou d’autres scénographes.
Outré par les montagnes de déchets qui ponctuent un spectacle ou une tournée,l’auteur et metteur en scène Yann Domenge s’est engagé dès 2009 dans leur réemploi. Après une première implantation ratée en Seine-et-Marne, il réinstalle l’association à Blajan, sur le site d’une tuilerie fermée en 2013. En pleine campagne,elle a d’abord été accueillie un peu fraîchement (« les bobos activistes qui débarquent de Paris ! ») avant que tout le monde y trouve son compte : des agriculteurs voisins se fournissent en ferraille pour fabriquer abris ou abreuvoirs, l’employée d’une médiathèque proche lorgne sur un arbre géant pour animer des ateliers, et des professionnels avisés débarquent même de l’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse), paradis des brocanteurs, pour dégoter tabourets, fauteuils ou tables basses vintage. Le chiffre d’affaires d’ArtStocK (entre 300 000 et 400 000 euros par an) provient de la collecte de déchets, et de la vente en direct. Et en douze ans, 6 200 tonnes de déchets ont été récupérées, dont seulement 1,03 % finit à la poubelle.
La scénographie se recycle
Dans les secteurs du cinéma et de l’audiovisuel, les tournages « propres » et le respect de bonnes pratiques se généralisent. Dans le spectacle vivant, le réemploi des décors est loin d’être acquis. « Beaucoup de scénographes refusent que leurs créations soient démantelées, ou qu’elles puissent renaître sous d’autres formes,préférant qu’elles soient détruites », observe Yann Domenge. Les directeurs de lieux y sont aussi pour beaucoup. Si les plus jeunes sont sensibles à la question de la récupération des décors, d’autres ne veulent pas en entendre parler.
« Mais les budgets de production diminuent, et l’ampleur des scénographies avec :on monte désormais des spectacles avec peu d’éléments, loin de ce qu’on voyait dans les années 70-80 », souligne le scénographe Jacques Gabel. Lui-même a utilisé les ressources de la recyclerie pour les décors du spectacle Mon ange (salué dans le Off d’Avignon en 2017), avant de les stocker chez ArtStocK le temps qu’une tournée démarre. Quant à l’architecte et scénographe Lise Mazeaud, elle crée ses décors à partir de matériaux recyclés depuis dix ans, et y puise son inspiration : « La forme du bois, la gravure qui est déjà là… l’histoire sourde des matériaux constitue une surprise et une créativité que je ne retrouverais pas dans le neuf. »
Et du côté des pouvoirs publics ? « Vous avez dix ans d’avance ! », lança un conseiller à Yann Domenge un jour qu’il tentait d’obtenir une subvention du ministère de la Culture. Au siècle dernier ? Non, en 2017. Le même ministère qui, paradoxalement,soutient la création mais entretient aussi le gaspillage plutôt que le réemploi.Heureusement, les mentalités changent ! Le Ressac, un réseau inauguré pendant le confinement, fédère aujourd’hui sept associations en France. À Pantin, La Réserve des arts s’adresse aux étudiants et professionnels de la culture. À La Rochelle, La Matière collecte le rebut du festival des Francofolies pour fabriquer bar, tables ou mange-debout qui serviront l’année suivante. Mais propose aussi des ateliers bricolage ou du conseil aux entreprises et collectivités qui veulent améliorer leurs pratiques.
À gauche, Pierre Braud de l’association La Matière à La Rochelle, et Damien Forget, fondateur de La Ressourcerie Culturelle de Montaigu (tous deux membres du réseau Le Ressac), en visite à Blajan.
Rassembler plusieurs structures permet ainsi de mieux faire circuler les matériaux sur le territoire, de multiplier les compétences et renforcer les vertus de l’économie circulaire, à commencer par la création d’emplois. Et pourquoi s’arrêter là, quand le sujet est enfin devenu une préoccupation (presque) unanime ? En dispensant des ateliers dans les écoles voisines, en se faisant connaître des théâtres et musées de la région, en fournissant de la matière première aux écoles qui forment aux métiers du bois, ArtStocK entend bien faire du recyclage la norme, et de l’enfouissement des déchets une exception.